Emmanuel Todd et son microscope
Il arrive qu'un sociologue éminent se trompe lourdement, notamment quand ses chiffres ne sont pas les bons et qu'ils doit faire avec ceux-ci les démonstrations qu'il croit y déceler.
Emmanuel Todd, auteur de « Qui est Charlie ? », s'est trompé, il n'a pas relevé le nez de son microscope français et n'a pas compris que la mobilisation du 11 janvier d...épassait très largement le cadre strictement hexagonal qu'il observe dans ce cas à l'exclusion de tout autre.
Il n'a pas compris que les caricatures de Mahomet n'ont évidemment jamais visé les musulmans de France qui, à quelques rares et douloureuses exceptions, sont de très braves gens qui ont et doivent avoir toute leur place dans ce pays. Les assassins de Charlie et de l'hyper-casher ne s'y sont d'ailleurs pas trompés, revendiquant de façon posthume leur appartenance à des groupes étrangers, Daesh ou Al Qaida au Yemen : ils ont visé la France au nom de puissances politiques étrangères, ils n'agissaient pas au nom des musulmans de France.
Non, l'esprit Charlie, qui se distingue de l'appréciation que l'on porte sur les caricatures de Charlie Hebdo, ne prétend pas jouer sur l'humiliation des musulmans de France, faibles et socialement plus modestes que le reste de la population. L'esprit Charlie est français, il est donc universel, il porte au delà de nos frontières, là où l'islam est l'instrument politique puissant et dominant de l'arriération, de la dictature et de la terreur. Ce n'est pas l'humble prophète des musulmans de France qui était raillé mais celui des potentats sur-puissants et arriérés d'Arabie Saoudite ou du Qatar qui financent Al Qaida et Daesh. De faibles musulmans, vraiment ?
L'esprit Charlie, répandu sur la planète et non pas seulement en France, se situe à la suite du mouvement #NotInMyName de milliers de musulmans de par le monde qui ont ainsi manifesté l'horreur que leur inspiraient les décapitations de Daesh. L'esprit Charlie embrasse les musulmans de France et même si ceux-ci n'étaient pas assez nombreux dans la rue le 11 janvier, ils étaient dans les cœurs et sur les pancartes des manifestants : parmi ces 4 millions de manifestants, où Emmanuel Todd a-t-il relevé le moindre slogan contre les musulmans ? Ce furent au contraire des pancartes où s'étalaient l'amour et la fraternité avec les musulmans, victimes, premières victimes de la barbarie islamiste. Emmanuel Todd a-t-il remarqué que la première victime de Merah fut un courageux soldat français de confession musulmane, et non un blanc dominant ? A-t-il remarqué que la première victime du 7 janvier fut une humble policière municipale noire et non un blanc dominant ? A t-il remarqué que les frères Kouachi ont commencé par tuer un modeste policier de confession musulmane avant de tuer, au sein de Charlie, un journaliste musulman ? Mieux, Emmanuel Todd n'a t-il pas remarqué le Front National, ouvertement anti-musulman, avait été fermement exclu de la manifestation ? Le 11 janvier, nous avions bien les yeux ouverts et lucides, nous avions pleinement conscience de manifester pour la liberté de tous et, au premier chef, de nos compatriotes musulmans. Des milliers de pancartes en attestent.
Personne ne doute qu'il soit désagréable pour un musulman croyant de voir une caricature ou une simple image de son prophète. Il en va de même pour le chrétien croyant lorsque le Christ ou le Pape sont illustrés dans des positions peu flatteuses. La caricature est une épreuve pour celui qui en est la cible, c'est certain. Mais ce droit est le pendant de la liberté offerte à tous de s'exprimer, de vivre librement. Excessif ? Si une liberté est jugée excessive, toutes les libertés sont menacées de le devenir un jour. C'est déplaisant ? Oui, sans conteste. Mais nous sommes en France, un pays qui a payé très cher le droit de critiquer les religions et, si l'on n'est évidemment pas obligé d'applaudir à ces caricatures, chaque citoyen, d'où qu'il vienne, a le devoir de protéger ce droit qui garantit sa propre liberté. La liberté de caricaturer Mahomet garantit la liberté de le vénérer : si l'une de ces libertés manque, l'autre est en danger.
Faut-il faire à Emmanuel Todd une explication de dessin ? Quand les caricatures des symboles chrétiens visent directement sa représentation française (dessins de curés bien de chez nous), les caricatures de Mahomet font référence à l'islamisme étranger, à la barbarie de là-bas, là où l'islam est majoritaire, puissant, dominant et sert à écrabouiller des populations entières. Non, les musulmans de France ne sont pas méprisés par l'esprit Charlie, ils sont protégés du faible rempart de la liberté contre la barbarie qui les menacent comme nous tous. Oui, les musulmans de France souffrent encore trop de racisme et de déclassement social, le 11 janvier n'a rien résolu dans ce sens, c'est certain. Mais c'est dans ce pays qu'ils sont en mesure d'être les plus dignement considérés, dans ce pays qui sait, tout à la fois, caricaturer un prophète et leur accorder la pleine citoyenneté dans une démocratie moderne. Faibles encore, oui, et c'est injuste, mais libres comme ils ont peu d'espoir de l'être un jour dans un pays où l'islam toujours plus radicalisé de notre temps domine la société. Nous avons évidemment des progrès à faire pour mieux respecter les droits de nos concitoyens musulmans mais nous avons de l'avance.
Personne ne doute non plus que, parmi les manifestants, il y ait eu quelques anti-musulmans. Le sociologue Todd aurait gagné à s'immerger dans la manifestation plutôt que de plonger son nez dans ses chiffres erronés : il aurait constaté que l'humeur n'était pas à tolérer la moindre expression anti-musulmane et s'il y avait des anti-musulmans, ils ne la ramenaient pas. L'humeur était à la fraternité, courte fraternité sans doute mais intense, universelle comme seul le peuple français, à de très rares occasions, sait la manifester aux yeux du monde interloqué et, disons-le, admiratif.
Emmanuel Todd lit-il la presse étrangère ? Les déclarations des savants de l'Université Al-Azhar du Caire sur l'indispensable réforme de l'islam afin que cette religion cesse d'effrayer le reste du monde ? Lit-il Tarik Ramadan, peu suspect d'indulgence envers l'Occident, encore moins envers Charlie Hebdo, qui, dans son livre « De l'islam et des musulmans » appelle les musulmans occidentaux à sortir de leur passivité devant les crimes islamistes et à rayonner dans la société par l'amour et la paix ? Emmanuel Todd ne comprend-il pas que les manifestations du 11 janvier ont été une formidable déclaration d'amour à l'universalité de l'humain et tout le contraire d'un repli identitaire et haineux de petits blancs juifs ou catholiques ?
Si Emmanuel Todd n'a pas été fier d'être français le 11 janvier, nous l'aurons été pour lui. Si Emmanuel Todd n'a rien compris au 11 janvier, nous l'avons compris nous. Pendant qu'Emmanuel Todd était recroquevillé sur ses statistiques étroites et illisibles, oui, la France a été belle le 11 janvier parce qu'elle a été tout le contraire de ce que le microscope déréglé d'Emmanuel Todd lui a montré : elle a été universelle.
Jean-Dominique Reffait
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