Esprit critique ou suspicion ?
L'exercice de l'esprit critique n'est pas l'instillation de la suspicion systématique, de la dénégation.
La pratique du doute est un exercice exigeant pour soi-même, où la volonté de faire avancer le savoir prime sur la volonté de gagner sur son interlocuteur. La recherche de la vérité n'est pas un champ de bataille mais une démarche permanente et sereine où le respect du travail est une condition majeure de l'évolution.
La science transformée en opinion.
Or, une nouvelle pratique court les colonnes des réseaux sociaux et tient lieu de réflexion. Plutôt que de soutenir la recherche, elle consiste à faire pression sur le politique et le corps médical pour faire prévaloir une thèse sur une autre, à la manière d'une campagne électorale.
Ainsi de l'hydroxychloroquine et de son autorisation de prescription. En quelques jours, les réseaux se sont tapissés de nouveaux spécialistes en virologie, devenus experts en quelques heures et qui s'estiment sans aucun doute en capacité de prendre immédiatement partie. On remarquera d'ailleurs que c'est pour se ranger du coté de celui des médecins qui apparait comme le plus anti-système. Certains "soutiens" n'hésitent d'ailleurs pas à flirter avec le complotisme, à faire circuler des fake-news (faux décret d'interdiction, rumeur d'expulsion de France, etc.)
Or, plusieurs séries de tests scientifiques sont déjà en cours depuis deux semaines. La moindre des choses, et la plus raisonnable, est d'attendre leurs résultats. Eh bien, non. Nos nouveaux spécialistes ont pris faits et causes pour ce médicament et se sont lancés dans une campagne particulièrement démagogique, n'hésitant pas à s'appesantir sur les arguments personnels, compassionnels, exploitant sans vergogne la douleur des victimes et de leurs proches.
Or, le 7 avril, avant hier, le ministre de la santé déclarait sur BFMTV :
"J'ai des éléments qui me reviennent des hôpitaux qui ne montrent pas, à ce stade - je suis extrêmement prudent - un effet statistiquement significatif de l'une ou de l'autre des molécules, dont l'hydroxychloroquine".
Il faut raison garder. La recherche scientifique n'est pas, ne peut pas être, une affaire de pétitions, de lobbying ou de multiplication des posts sur les réseaux sociaux.
L'instillation du soupçon.
Une autre pratique consiste à pratiquer le dénigrement systématique, à manier l'injure, à rechercher ce qui ne semble pas fait, quitte à forcer le trait ou les dates. Le but est de salir, de disqualifier. Cette pratique se traduit le plus souvent par la haine des élites et plus particulièrement de la tête de l'exécutif.
Natacha Polony (Marianne du 30/03) approuve les débats qui se développent sur les réseaux sociaux, mais elle formule cette mise en garde :
"Les assauts de haines, de jalousie, de soupçon. Les mots-dièse accusateurs, les délires complotistes, les obsessions revanchardes. Les fractures béantes qui se manifestaient depuis des mois ne disparaissent pas. Une crise comme celle que nous vivons est au contraire une centrifugeuse. Et c'est la Nation qui se disloque un peu plus."
Comprenons-nous bien où cela mène ?
Affaiblir le respect des fonctions et de leurs titulaires, affaiblir le respect que l'on doit aux représentants du suffrage universel, n'est pas de bon augure. Cela tend à réduire à néant tout rôle régalien de l'Etat et finalement à saper les fondements de son autorité.
Confondre le rôle d'opposition démocratique avec la pratique du manque de respect revient à détruire de facto l'idée même de démocratie représentative et alimente les populismes. L'histoire récente et même l'actualité nous en montrent les conséquences en Europe et sur le continent américain.
Une pratique discutable du journalisme d'investigation
Elle se base sur le style et la technique créés par Jean-Jacques Bourdin. Le journaliste vedette de RMC les met en oeuvre lors de ses interviews matinaux quotidiens des élites politiques, économiques, syndicales, scientifiques. La formule est simple mais sans concession : chercher une faille dans le raisonnement de l'interviewé et, une fois qu'elle est trouvée, s'y engouffrer et ne plus lâcher prise jusqu'à la défaite. Il y excelle. D'autres tentent de l'imiter avec beaucoup moins de bonheur. Les risques de ce style sont multiple.
D'abord, il transforme l'échange dont l'objectif est de faire circuler de l'information, en combat de coqs d'où sort un vainqueur et un vaincu. Qu'y gagnent les citoyens en terme d'information ?
Ensuite, il dévalorise, voire il disqualifie celle ou celui qui est interviewé. Il ne fait pas bon, quelles que soient les informations transmises, donner le sentiment d'avoir été vaincu. Et l'on connaît l'adage latin "Vae Victis" (malheur aux vaincus, selon la sentence du chef gaulois Brennus).
Enfin, il conduit à ce que se développe dans l'opinion un sentiment de suspicion à l'égard de toutes les élites.
Clarifier les pratiques.
Un certain journalisme, tout comme l'idée que certains politiques se font de leurs rôles, confondent l'impertinence avec l'insolence, le respect des fonctions avec la collusion, l'impolitesse avec le courage. Si les mots ont un sens, le choix de l'un plutôt que l'autre, n'est évidemment pas neutre, particulièrement chez ceux qui ont un usage professionnel de la langue française. D'autant moins qu'ils ont une implication directe dans les rapports et la considération entre les citoyens et les élites républicaines.
Ainsi :
L'impertinence n'est pas l'insolence.
On peut être impertinent sans être insolent. L'impertinence peut parfaitement se déployer tout en respectant l'interlocuteur. Les grandes polémiques pour violentes qu'elles soient, ne dérogent pas à la considération mutuelle des débatteurs. Les grands débats politiques (entre Valéry Giscard d'Estaing et François Mitterrand, en 1974 et en 1981 ; entre François Mitterrand et Jacques Chirac en 1988 : entre Nicolas Sarkozy et François Hollande en 2012) illustrent cette manifestation de respect mutuel, tant entre les débatteurs que chez les journalistes.
Le respect des fonctions et des personnes n'est pas la collusion.
Tout se passe comme si ce respect signifiait la collusion. Pour l'éviter, certains journalistes se permettent d'être familiers avec les personnages politiques, d'autant plus que l'interviewé sera investi de responsabilités. Ainsi, on appellera un ministre simplement par son nom, jamais par son titre. On accompagnera ses propos de certaines onomatopées en guise de commentaires pendant qu'il répond. En écoutant Nicolas Demorand, on aura une illustration de cette regrettable pratique.
L'impolitesse n'est pas synonyme de courage.
Certains journalistes s'illustrent dans leur pratique par la méthode qui consiste à poser une question sans jamais attendre la réponse complète, à couper, à interrompre à tout bout de champ. Outre une marque flagrante d'impolitesse, cela perturbe la compréhension et donc pollue l'exercice de l'esprit critique que, paradoxalement, cette méthode voudrait favoriser. Une mention spéciale dans cet exercice peut être attribué à Léa Salamé.
Aujourd'hui, force est de constater que cette notion de respect a disparu et que le critère qui s'est imposé est celui du tir au pigeon. Cette logique infernale, suicidaire pour la démocratie s'accompagne de deux règles qui s'opposent. Chez les journalistes : se faire un politique et chez les politiques, celle de ne jamais répondre aux questions posées. Rien moins que l'organisation méthodologisée du dialogue de sourds.
Cette pratique régulière, quotidienne dans le cas du journalisme prétendument d'investigation, consistant à mettre en accusation les politiques, à mettre en doute leur légitimité jusqu'à leur dénier toute autorité finit par instiller la suspicion, véritable poison pour la démocratie.
"Alternative fact" ou la pratique éhontée de la 3° voie en matière de vérité : l'ère de la "post-vérité".
Lorsque l'on fait remarquer, au lendemain de l'Inauguration Day, à Sean Spicer, porte parole de la Maison Blanche qu'il y a eu moins de monde à la cérémonie d'investiture de Donald Trump qu'à celle de Barack Obama, celui-ci répond qu'il s'agissait d'un "mensonge" et que "ce fut la plus grande foule jamais vue lors d'une investiture, point barre".
Alternative fact, l'expression est de Kellyanne Conway, directrice de la communication de la campagne présidentielle de Donald Trump. En effet, interrogée par un journaliste de la chaîne NBC sur cette étrange sortie du porte-parole de la Maison-Blanche, elle explique que son collègue avait donné des "faits alternatifs", pour répondre aux "choses fausses" diffusées par les médias.
Lors de mon éducation, on m'avait appris qu'une chose était vraie ou fausse. Nous avons été biberonnés à cette alternative. Avec Trump il existe désormais une troisième catégorie : le fait alternatif ! Et le journal La Tribune de donner cette explication :
La naissance des alternative facts est symptomatique de l'ère de la "post-vérité" dont Donald Trump est un acteur emblématique. Désormais, la véracité des faits n'est plus un élément essentiel pour certains citoyens. Seule la source et la confiance qui lui est accordée, comme lors de la présidentielle américaine où de fausses informations, à l'image du soi-disant soutien du pape François à la candidature de Donald Trump ont eu un large succès chez les internautes.
Les ingrédients du populisme, aujourd'hui.
Suspicion, haine, à l'égard des élites, contestation permanente et mises en cause systématiques, le fossé se creuse au sein même de la Nation. Le populisme est un fléau dont il sera malaisé de se débarrasser. D'autant qu'il fantasme un ennemi qui comme le conclut Laurent Joffrin dans cet édito, est imaginaire...
Libération 30 mars 2020
La lettre politique
de Laurent Joffrin
Le populisme sanitaire
Insurrection invisible ?
Dans une vie politique paralysée par la pandémie, avec un Parlement désert et une opposition soucieuse de ne pas accroître les divisions quand l’Etat mène un combat ardu et incertain contre le coronavirus, les protestations se réfugient sur les réseaux sociaux. A côté de contributions intelligentes, de critiques pertinentes, d’appels nombreux à la solidarité, toute une littérature agressive, insultante, complotiste à souhait, se répand à la vitesse d’un virus numérique. Une vidéo affirmant que le Covid-19 a été créé en laboratoire à des fins diaboliques recueille un million de vues, le hashtag #IlsSavaientfait un carton en accusant «les élites» d’avoir sciemment laissé l’épidémie se diffuser, le professeur Raoult, à son corps défendant, devient le héros massivement adulé d’une contre-information sommaire, des tweets vengeurs soutiennent que la classe politique se protège indûment à l’aide de scandaleux passe-droits, etc.
Un discours acerbe aux raisonnements fantasmatiques se cristallise en ligne, prolongeant dans le champ sanitaire la rhétorique fruste et démagogique qui infeste la vie politique. Elle oppose encore une fois le peuple souffrant à une mince couche de dirigeants irresponsables et cyniques, à la manière des philippiques grossières qu’on a connues au temps des gilets jaunes. Une nouvelle vague populiste suivra-t-elle la vague des contaminations qui inquiètent tant le corps médical ? On ne sait encore mais l’hypothèse n’a rien d’invraisemblable.
Au même moment, le paradoxe du populisme se manifeste de manière éclatante à l’échelle internationale : ce sont justement les leaders portés au pouvoir par la même colère populaire qui mènent les politiques les plus contestables. Aux Etats-Unis, Donald Trump a nié avec force, pendant un long mois, la gravité de la crise. Voyant que son pays devenait l’un des plus durement touchés par le virus, il a fait brutalement machine arrière, tout en affirmant que les mesures de confinement seraient rapidement levées et que l’économie américaine serait repartie à Pâques, quand ses propres conseillers prévoient une lutte bien plus longue. Il a proposé tout de go d’isoler totalement l’Etat de New York du reste du pays avant de changer d’avis quelques heures plus tard. Devant l’évidence des faits et l’inquiétude de l’opinion, avec un mois de retard qui coûtera de nombreuses vies, il s’est résolu à adopter les mesures de bon sens prises dans la plupart des pays, au vrai mal appliquées en raison du fédéralisme états-unien. Il tient des conférences quotidiennes tissées d’autosatisfaction bravache, se félicitant de leur audience télévisuelle tel un producteur de reality-show et s’auto-congratule en prévoyant qu’un bilan final limité à quelque «100 000 morts» (sic) démontrera l’excellence de ses décisions. Peu importe le caractère notoirement foutraque de ses interventions : ses sondages sont bons, ce qui le conforte une nouvelle fois dans sa manière erratique et péremptoire.
En Grande-Bretagne, l’homme du Brexit enfin réalisé, Boris Johnson, a lui aussi minimisé la crise et choisi une stratégie d’abstention, soutenant qu’il fallait laisser le virus se propager pour immuniser la population. Devant les menaces d’engorgement qui pesaient sur le système de santé britannique, devant le décompte macabre du nombre de décès, il a tourné casaque comme Trump, adoptant le confinement général imposé quelques semaines plus tôt dans le reste de l’Europe, tandis qu’il était lui-même contaminé par le virus.
Au Brésil, Jair Bolsonaro continue quant à lui de nier la gravité de la pandémie et poursuit ses bains de foule sans protection, clamant qu’il n’est pas question d’handicaper l’économie de son pays par des mesures de précaution contraignantes. On espère qu’un miracle sauvera du fléau le peuple brésilien mais autour du Président, parmi les experts qui le conseillent, le doute s’installe progressivement.
En somme, le populisme dénonce les gouvernements qui essaient de lutter de manière à peu près rationnelle contre la pandémie, mais là où il est au pouvoir, il fait la démonstration des embardées chaotiques où l’entraînent ses instincts irrationnels. Rien d’étonnant au fond : théorisé par des intellectuels comme Chantal Mouffe, le populisme consiste, non pas à rechercher dans le débat contradictoire les meilleures solutions pour les peuples, mais à désigner, dans le sillage du juriste nazi Carl Schmitt, en vogue chez certains intellectuels radicaux, un ennemi commun à la société et à tracer entre lui et les autres une ligne de démarcation étanche qui structure la vie politique. Cet ennemi est incarné par «ceux d’en haut», leur savoir arrogant, leur supposée compétence, qu’ils soient élus ou médecins. Et quand cette élite honnie est remplacée au pouvoir par les représentants du peuple en colère, on continue à la dénoncer comme une entité maléfique et surplombante qui entrave encore et toujours la volonté populaire. Quand les affects envahissent la scène publique, les faits perdent leur importance, la logique s’efface et les discours les plus contradictoires l’emportent dès lors qu’ils stigmatisent, par tous moyens, sous les applaudissements du peuple en colère, l’ennemi imaginaire.
Gérard Contremoulin
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