Vous dites censure...
Madame Anastasie, 1874, par André Gill, (1840–1885).
Les incitations à la haine raciale, les propos racistes ou appelant à la haine en raison d'une appartenance à une ethnie ne sont pas des opinions, ce sont des délits depuis les lois du 29 juillet 1881 et n°72-546 du 1er juillet 1972.
Faut-il, pour autant, interdire de scène l'auteur de tels propos tenus dans le cadre de ses spectacles ? La question est posée par le ministre de l'Intérieur qui a décidé d'engager les moyens de l'Etat contre Dieudonné M'Bala M'Bala. Il fait appel aux préfets qui pourront interdire les spectacles.
Censure ? Atteinte à la liberté d'expression ? Les mot courrent dans les esprits et sur les réseaux sociaux. Le débat mérite vraiment d'être approfondi compte tenu du contexte social et politique et des conséquences que de tels propos impliquent.
D'abord, s'agit-il du spectacle d'un humoriste ?
Dans un précédent article, j'ai avancé l'hypothèse qu'il s'agissait désormais plus de meeting politique tenu par un militant d'une cause, cause qu'il intitule "antisioniste", que d'un spectacle d'un "humoriste", même s'il n'a pas complètement perdu le talent qu'il affichait jadis avec Elie Semoun. Mais ce que nous prenions à l'époque pour du second degré en était-il vraiment...
Au contraire, ce qu'il affiche aujourd'hui est un message de haine sans aucune retenue, un appel à mobilisation contre "le complot", contre le "Système sioniste". Et la forme qu'il a mise au point, dont l'habileté dans l'utilisation du vocabulaire n'est pas sans rappeler celle de Jean-Marie Le Pen, consiste à se tenir loin des mots qui pourraient entrainer des condamnations systématiques. Pour autant, il n'est pas passé au travers de toutes les gouttes. De sorte qu'on peut se demander ce qu'il y a derrière le franchissement des limites dans deux cas précis : "Show ananas" et Patrick Cohen (France Inter).
S'agit-il d'une atteinte à la liberté d'expression ?
La liberté d'expression en matière culturelle, artistique est sans aucun doute le garant institutionnel de l'acte de créer, quelque soit les champs de la création. Les systèmes totalitaires ont tous le souci de "contrôler" les créateurs et de canaliser leurs travaux ou de les interdire.
Ici même nous sommes-nous insurgés contre les autorités religieuses qui souhaitaient condamner les "caricatures de Mahomet" ou lors de tentatives de manipulations (ici, ici) ou de pièces de théâtre perturbées ("La Tentation du Christ") ou d'affiches lacérées ou encore pour dénoncer l'incendie perpétré dans les locaux de Charlie-Hebdo ou les actes racistes et antisémites commis à Strasbourg. Aussi pour les francs-maçons l'expression des idées et des arts ne peut être que LIBRE.
La loi républicaine, quant à elle et ce depuis 1881 (date du premier texte), encadre la liberté d'expression. Dans notre pays de droit écrit, tout ce qui n'est pas interdit est autorisé. L'expression publique de la presse est ainsi régie par des dispositions qui proscrivent nettement l'incitation à la discrimination, à la haine raciale.
La sanction du racisme a été introduite par la loi de juillet 1972 et notamment le délit de provocation "à la discrimination à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée."
La Loi n° 90-615 du 13 juillet 1990, dite Loi Gayssot accroît la sanction de tout acte raciste, antisémite ou xénophobe ainsi que la contestation des "crimes contre l'Humanité" tels que définis dans les actes du procès de Nuremberg.
Le 27 décembre 2013, un communiqué de la Garde des Sceaux, ministre de la Justice rappelle sa circulaire de juin 2012 sur la nécessaire répression du racisme et de l'antisémitisme.
Un droit fondamental paradoxalement restreint.
La liberté d'expression, l'un de nos droits fondamentaux, est néanmoins une liberté "restreinte" dès 1789, selon l'article 11 de la Déclaration des Droits de l'Homme, puisque l'expression est libre sous la seule réserve des abus auxquels elle donnerait lieu !
C'est sous l'angle de cette restriction qu'il convient d'analyser la situation créée par les propos de Dieudonné. Ses déclarations peuvent-elles être considérés comme des abus ? Sur le plan juridique cela semble établi et certaines ont déjà fait l'objet de condamnations pénales.
Ce qui retient notre attention tient dans l'idée même de cette restriction. Elle est d'ailleurs contestée dans certains de ses aspects connus sous le vocable de lois mémorielles. C'est le cas de certains articles de la loi Gayssot sous l'argument que le législateur ne doit pas se substituer à l'historien.
Dans le cadre d'une réflexion générale, ce type d'argument est évidemment pertinent.
Dans le cas des actes quotidiens de la vie civile, une autre notion intervient et tend à développer des préconisations spécifiques et un champ particulier du droit : la notion d'ordre public.
L'Ordre public et la liberté d'expression.
L'Ordre public est une notion complexe qui correspond à l'état de paix de la société. Il n'est cité qu'une seule fois dans nos textes constitutionnels. C'est l'article 11 de la Déclaration de 1789 :
«Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi».
"On a tout simplement posé un problème, l'éternel problème de la conciliation du droit de l'individu avec le droit de la société, de la conciliation de l'ordre avec la liberté." [Propos rapportés par le Pr. François LUCHAIRE Naissance d'une constitution : 1848, p. 55 – Fayard, 1998]
C'est l'objet même de la création d'un Conseil Constitutionnel dans la Constitution de 1958. La notion d'ordre public est devenue une construction jurisprudentielle dans laquelle le maintien de l'ordre public est défini comme l'une des garanties de l'exercice des libertés individuelles. Partant l'exercice d'une liberté peut être réduit.
Ainsi pourra-t-on apprécier une limitation voire une interdiction de la liberté d'expression s'il est établi que son exercice pourrait être la cause d'un trouble à l'ordre public. Les propos visant à stigmatiser une population, à la désigner comme responsable d'un "complot", à tenir contre elle des propos insultant ou dégradant et finalement à créer une situation où des débordements pourraient s'ensuivre ne présentent-ils pas le risque d'une potentielle rupture de cet état de paix de la société ?
Dans cette logique, le ministre de l'intérieur, responsable du maintien de l'ordre public est en situation de prendre les mesures qui lui semblent nécessaires, notamment par l'intermédiaire des préfets.
Alors peut-on parler de censure ?